Pour
décrire mon malaise par rapport à l'évolution de la ville, et au moment où je
faisais les premières photos d'architecture,
je me suis mis à photographier mes
aliments. La procédure était toujours la même : au moment de préparer mon repas, je
photographiais, sur la table de la cuisine, ce que j'allais manger, sans
mise en scène ni éclairage.
Je
suis parti de l'intuition qu'il existe un lien intime entre l'architecture et
la nourriture : alors
que nous vivions dans le passage
du cru au cuit par la médiation du feu, nous
expérimentons depuis peu le passage du congelé au cuit par le four à
micro-ondes. Le braisé, le sué, le mijoté, le grillé, le rôti, le bouilli
n'ont-ils pas été perdus en route ?
Avons-nous
encore quelque rapport avec le cru ?La
viande séchée (crue) est un passage de la chair au minéral ; la nourriture
congelée, viande ou poisson est-elle crue ?
Est-elle de l'ordre du
minéral ?
La
cuisine n'est-elle pas devenue, elle aussi, virtuelle ?
Peut-être
l'architecture actuelle entretient-elle avec toute l'architecture qui
l'a
précédée le mê me rapport que le
congelé avec
le cru (matériaux
préfabriqués,
emballés, prêts à l'emploi ) ?
A
Saint-Etienne, ville industrielle du XIXème siècle, le travail, c'était avant
tout le travail du corps. On mangeait du cochon,
de la tripe, des abats. C'était
une ville minérale, ville noire de charbon, une ville du feu de la forge. Une
ville du souterrain,
du feu souterrain.
Les
maisons étaient en pierre de taille, en mâchefer avec des parements de brique
(terre cuite) pour les maisons ouvrières.
L'architecture
a toujours véhiculé une idéologie, certes de façon souvent inconsciente :
il s'est développé, particulièrement
à St Etienne, une tendance à surimposer à
des bâtiments par ailleurs ordinaires des "ornements".
Colonnades, statues, éléments repris d'architectes à la mode se sont mis à
proliférer un peu partout.
Recouvrir la ville d'un glaçage de sucre coloré peut-il nous permettre de nous
adapter ou de réagir à ces changements,
peut-être d'infléchir une évolution qui
semble inéluctable ?
Ces
ensembles pourraient être une illustration, dans la situation stéphanoise prise
comme modèle, du passage du cru
au cuit décrit par Lévi-Strauss, d'un en deçà à
un au-delà de la cuisine, la viande et la nature étant infra-culinaires
alors
que la viande cuite et la culture (les parures) sont supra-culinaires.
Lorsque
nous mettons un plat congelé au micro-ondes, effectuons-nous encore ce passage
ou ne passons-nous pas,
comme c'est souvent le cas pour les constructions
récentes à St-Etienne, de l'artificiel à l'artificiel ?
N'est
ce pas le signe d'un désarroi, comme s'il était nécessaire de choisir entre une
crispation sur le passé et une
fuite en avant vers la modernité, une attitude
excluant l'autre, comme si la ville ne s'était pas, de tout temps,
faite de
changements et d'ajouts, de moderne et d'ancien, évoluant en même temps que ses
habitants.